L’IA et l’avenir du travail : ” L’Europe doit donner la priorité aux travailleurs “
Où est passé le réflexe social ? Alors que les grandes entreprises technologiques continuent d’investir des millions de dollars dans le développement de l’IA, Elizabeth Kuiper met en garde. En tant que responsable du programme Europe sociale et bien-être au sein du groupe de réflexion European Policy Centre (EPC), elle pointe vers plusieurs évolutions inquiétantes sur le marché du travail européen.
Au-delà du règlement sur l’IA
” Nous constatons un risque réel de polarisation, la demande de travailleurs hautement qualifiés augmentant au détriment de la main-d’œuvre peu qualifiée “, amorce Elizabeth Kuiper. Cette mise en garde intervient à un moment crucial, alors que les entreprises et les gouvernements sont confrontés à l’essor rapide de l’IA générative.
La spécialiste néerlandaise sait de quoi elle parle. Elle vit et travaille dans la capitale européenne depuis plus de 15 ans, toujours active à la jonction entre la politique et la gouvernance. Pendant notre conversation, elle souligne que l’Europe montre la voie avec l’AI Act, mais que cette législation ne va peut-être pas assez loin pour protéger les travailleurs. « C’est une bonne chose que l’Europe ait pris l’initiative morale et ait traduit les valeurs européennes dans la législation. Mais de nombreuses questions doivent encore être abordées de manière plus explicite. Notamment en ce qui concerne la qualité du travail. Selon Elizabeth Kuiper de l’EPC, la loi sur l’IA, bien que révolutionnaire, n’aborde pas les conséquences sociétales plus larges de la mise en œuvre de l’IA sur le lieu de travail.
Au nom de l’EPC, elle met en garde contre trois évolutions préoccupantes :
- Premièrement, il existe un risque élevé de « déqualification » en raison du manque de formation adéquate lors de la mise en œuvre de nouvelles technologies.
- Deuxièmement, on constate une augmentation constante de l’emploi par le biais de plateformes numériques où les conditions de travail et les modalités sont encore souvent inférieures aux normes. Par exemple, une étude récente de Fairwork et de la KU Leuven a révélé que 5 des 6 plateformes examinées en Belgique ne respectent pas les principes de base du travail équitable.
- Troisièmement, l’influence croissante et inquiétante des Big Tech sur le débat politique. On a pu le constater, par exemple, lors du récent AI Action Summit à Paris, où la discussion sur l’utilisation sécurisée de l’IA était pratiquement absente. « Les grandes entreprises technologiques disposent d’énormes moyens de lobbying, alors qu’il y a de moins en moins de ressources pour la recherche et le conseil indépendants. Il s’agit d’une évolution inquiétante, car elle rend plus difficiles l’analyse indépendante et la réflexion critique.”
Responsabilités
Selon la responsable de l’EPC, les solutions se déclinent à différents niveaux. Au niveau gouvernemental, il est nécessaire de réviser et d’étendre l’AI Act afin de mieux rationaliser les impacts sur le marché du travail. « Les gouvernements et les politiques jouent un rôle crucial. Ils doivent garantir une démocratie stable et prospère, où les travailleurs sont satisfaits de leur emploi et de leur qualité de vie. Alors seulement, nous pourrons atteindre la croissance économique et il n’y aura plus de raison pour une radicalisation négative”.
Mais les entreprises doivent également prendre leurs responsabilités en investissant dans la reconversion et en impliquant activement leurs employés dans la mise en œuvre des systèmes IA. ” La formation et la reconversion sont essentielles pour aider les gens à réaliser leur potentiel et celui de la technologie “, souligne Elizabeth Kuiper. Elle invite les employeurs à s’engager auprès de leurs collaborateurs : “Écoutez le stress qu’ils ressentent en raison du flux constant de nouvelles informations ou de la pression dans leur travail, parfois difficile ou précaire. Les employeurs ont vraiment la responsabilité de remédier à ce problème ».
La formation et les reconversions sont essentielles pour aider les gens à réaliser leur potentiel et celui de la technologie.
Technologie et valeurs
Le World Economic Forum prévoit que l’IA et l’automatisation entraîneront la suppression de 92 millions d’emplois dans le monde, mais aussi la création de 170 millions de nouveaux jobs. Toutefois, Elizabeth Kuiper souligne que ces chiffres aux apparences positives masquent totalement les effets sur l’être humain. « Nous parlons d’un impact énorme sur toutes ces vies individuelles. Comment l’emploi d’une personne sera-t-il modifié ? Comment cela affectera-t-il leur vie ? » Selon la spécialiste, ces questions nécessitent un dialogue urgent entre toutes les parties prenantes. Et pas seulement au sujet de la formation adéquate.
Un nouveau concept qu’Elizabeth Kuiper nous présente est la ‘démocratie technologique’ : « Il s’agit de l’interaction entre la technologie et les valeurs nécessaires pour façonner cette technologie, telles que l’inclusion et la prévention de la polarisation. Les technologies doivent être modelées par nos valeurs”. Il faut donc améliorer le dialogue social et renforcer la protection des travailleurs de plateformes. En relançant la directive sur le travail de platesformes par exemple.
Les technologies doivent être modelées en fonction de nos valeurs.
Projet de recherche constructif
Enfin, Elizabeth Kuiper nous informe que l’EPC participe à un vaste projet d’étude de la Commission européenne sur l’avenir du travail et un marché du travail plus inclusif. Les thèmes de recherche de ce ‘ERA4FutureWork’ (‘Research Perspectives on the Future of Work’) sont :
- L’impact d’une transition vers une économie durable sur (l’accès à) les marchés du travail et les secteurs.
- La nécessité d’acquérir de nouvelles compétences et de mettre en place des programmes de formation ou de reconversion accessibles afin de réduire les inégalités.
- L’impact de l’IA et de l’automatisation sur l’emploi, la mobilité de la main-d’œuvre et les conditions de travail.
- Le besoin de technologies centrées sur les individus et la protection (sociale) des travailleurs.
- L’impact potentiel sur les personnes moins valides, les groupes vulnérables et les personnes peu qualifiées.
- L’analyse des effets de la réglementation et de la protection des droits des travailleurs dans leur relation avec le travail de plateforme et l’IA.
Sans action ciblée, l’IA risque de renforcer les inégalités existantes sur le marché du travail. L’avenir du travail dépend des choix que nous opérons aujourd’hui.
Ce rapport souligne déjà l’importance d’une coopération étroite entre les autorités, les entreprises et les établissements de formation pour garantir un marché du travail équitable et tourné vers l’avenir dans l’UE. Le message fondamental d’Elizabeth Kuiper est clair : sans action ciblée, l’IA risque de renforcer les inégalités existantes sur le marché de l’emploi. L’Europe ne doit pas seulement se concentrer sur l’innovation technologique, mais aussi mettre en place des programmes de perfectionnement et de reconversion adéquats et inclusifs. Nous avons besoin d’une structure de travail durable et inclusive, en phase avec les changements sociaux et technologiques des prochaines décennies. « Ce n’est qu’en plaçant le travailleur au centre et en investissant dans la résilience sociale que l’IA peut contribuer à un marché du travail plus fort et plus inclusif. L’avenir du travail dépend des choix que nous opérons aujourd’hui », conclut Elizabeth Kuiper.
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