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Un contrat de travail pour tout travailleur de plateforme : pourquoi ce vœu européen reste encore en suspens ?

Si cela ne tenait qu’à la Commission européenne, les plateformes comme Uber et Deliveroo devraient passer tous les freelances en employés. Reste à savoir si cette situation se concrétisera. La nouvelle directive européenne apparaît comme étant une réponse au faux travail indépendant dans le cadre de l’économie de plateforme. Mais la partie est loin d’être jouée.

Après avoir examiné 100 cas juridiques, la Commission européenne en est arrivée à la conclusion de devoir garantir de meilleures conditions de travail dans l’économie des plateformes. Les travailleurs de plateforme qui livrent votre pizza ou conduisent un taxi sont pour la plupart des indépendants. Autrement dit, ils ne bénéficient généralement pas d’une protection contre le licenciement, d’une pension et/ou d’un salaire minimum.

Pour remédier à cet état de fait, Bruxelles a présenté une proposition de loi ambitieuse, début du mois de décembre 2021. La Commission veut tout d’abord renverser la charge de la preuve d’une relation de travail. Toute personne travaillant via une plateforme est par définition un salarié ayant un contrat de travail, sauf si la plateforme peut montrer le contraire. De plus, les plateformes doivent faire preuve de transparence, par exemple en indiquant les algorithmes qui régissent et rétribuent les travailleurs.

Les perspectives

Que les plateformes emploient effectivement des travailleurs, cela reste à prouver. Bien que ce projet de loi bénéficie d’un large soutien, de nombreux détails sont encore à régler.

Les pourparlers relatifs au contenu précis de la proposition dureront probablement au moins deux ans. De nombreux États membres y ajouteront leurs propres desiderata. Les plateformes exerceront également une influence, car l’enjeu est de taille. La Commission européenne a calculé que le projet de loi lui coûtera jusqu’à 8 milliards d’euros supplémentaires par an en charges salariales.

La Commission européenne a calculé que le projet de loi concernant de telles plateformes lui coûtera jusqu’à 8 milliards d’euros supplémentaires par an en charges salariales.

Avantages et inconvénients du contrat d’emploi

Les responsables de plateforme estiment que les travailleurs seront également perdants avec cette directive. Ces derniers ont, en effet, besoin de flexibilité et de liberté pour travailler quand et où ils le souhaitent.

Que Deliveroo ait employé du personnel au début et que Thuisbezorgd octroie un contrat de travail, voici des exemples montrant que liberté, flexibilité et contrat de travail peuvent en principe faire bon ménage. Le contrat de travail comporte certaines limites pour le travailleur. Il doit faire part de ses disponibilités, il ne peut opérer que pour une seule plateforme à la fois et sa rémunération est fixée au préalable : pédaler plus vite n’entraîne pas forcément plus de revenus.

Les plateformes ont elles-mêmes de moins en moins besoin de cette flexibilité. Elles disposent à présent de suffisamment de données pour pouvoir déterminer quand il faut ajouter des livreurs ou des chauffeurs. L’argument des plateformes est donc bien mince.

Le contrat de travail obligatoire génère moins d’emplois

Néanmoins, travailler avec des indépendants est facile pour les plateformes : elles ne doivent pas payer de cotisations patronales. Pour pouvoir servir les clients rapidement, les plateformes telles que Deliveroo et UberEats ont intérêt à disposer de livreurs en surnombre. En l’absence de travail, c’est la poisse pour l’indépendant. Pour un travailleur de plateforme salarié, le risque se situe là où il doit être : sur la plateforme.

Cette situation aura un impact sur le nombre de livreurs engagés par la plateforme. Un contrat de travail obligatoire, qui en pratique ne sera pas conclu via la plateforme, mais un sous-traitant ou une agence d’intérim, se traduit donc par une diminution des emplois. La preuve en a été faite en Suisse, où UberEats a dû employer ses freelances. Ces derniers ont dû poser leur candidature pour conserver leur « emploi ». Selon un rapport d’Uber, seuls, 23 % des coursiers l’ont décroché.

En agissant ainsi, la probabilité est grande de laisser de côté ceux qui ont le plus besoin de cette protection. Guillaume Blanchet, directeur de la coopérative Naofood, a déclaré à NRC : « Beaucoup des employés de ces plateformes n’ont pas de papiers et ne peuvent pas faire le choix d’être salariés ou non. » Le contrat de travail obligatoire des livreurs constitue donc certainement une piste, mais y voir la solution pour une catégorie de travailleurs précaires est, pour le moins, un brin naïf.

Le contrat de travail obligatoire des livreurs constitue donc certainement une piste, mais y voir la solution pour une catégorie de travailleurs précaires est, pour le moins, un brin naïf.

Le lobby des plateformes en pratique

L’influence que les plateformes peuvent avoir sur la législation a été illustrée ai moment de la présentation de la loi AB5 dans l’État américain de Californie en 2019. Cette mesure visait à obliger les plateformes de taxi et de livraison à donner un contrat de travail à leurs travailleurs. Toute personne remplissant trois critères était automatiquement un employé.

Les plateformes ont protesté et pris des mesures. Primo, elles ont tout d’abord modifié leurs propres règles pour éviter de tomber sous le coup de la loi. Les chauffeurs Uber ont ainsi pu tout à coup fixer leurs propres tarifs et reçu davantage d’informations sur les trajets.

Secundo, elles ont organisé une vaste campagne de lobbying en dépensant pas moins de 200 millions de dollars et elles ont remporté leur bataille. La « Proposition 22 », à savoir une remise en cause de la loi anti-ubérisation en est une preuve flagrante. Des entreprises comme Uber et Lyft, notamment, n’ont pas eu à mettre des freelances sous contrat. Les travailleurs de la plateforme bénéficient de quelques garanties supplémentaires, mais bien moins que celles d’un salarié. Ils disposent désormais d’un statut distinct.

Le succès de la campagne de lobbying a convaincu les plateformes de ne plus offrir de telles libertés. De nombreuses entreprises ont retiré des avantages comme la possibilité donnée aux freelances de fixer leurs propres tarifs.

Le jeu du chat et de la souris en ligne de mire

Dans l’Union européenne aussi, les plateformes de taxi et de livraison vont faire pression contre la nouvelle directive. Elles adapteront par ailleurs leurs propres règles pour échapper à la loi. Situation plutôt facile, puisque les critères de l’UE sont explicites. Les plateformes peuvent ainsi permettre aux freelances de jouer sur le prix, leur recommander une tenue de travail plutôt que de l’exiger, suivre leurs performances et les autoriser à travailler via d’autres plateformes. Un jeu du chat et de la souris se prépare. Le jeu du chat et de la souris en ligne de mire

La proposition est une lutte ciblée contre les symptômes en question. Les faux indépendants et les travailleurs précaires en marge de l’économie de plateforme méritent également de meilleures conditions de travail.

Que l’Europe veuille consolider la position des travailleurs des plateformes est une bonne chose, mais il reste à voir si cette initiative permettra de résoudre les problèmes. Non seulement parce qu’elle risque d’être modifiée en substance, mais aussi parce qu’il s’agit d’une lutte ciblée contre les symptômes en question. Les faux indépendants et les travailleurs précaires en marge de l’économie de plateforme méritent également de meilleures conditions de travail. Le moment est venu de trouver des solutions structurelles pour améliorer la sécurité et la reconnaissance sur le marché du travail.

Auteur: Martijn Arets

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