« Les indépendants ne le sont plus vraiment, le système n’est plus au point »
Qui sont les freelances d’aujourd’hui et de demain ? Dans quelle mesure sont-ils autonomes ? Comment les soutenir politiquement et financièrement ? Alors que le statut n’est pas légalement reconnu et que la crise sanitaire met en lumière le flou qui entoure ces travailleurs, beaucoup de vieilles questions restent à soulever. Mise au point avec Frédéric Naedenoen, chargé de recherche à HEC Liège, centre de recherche Lentic, et chargé de conférence, qui a notamment travaillé sur le rapport « Vers des formes innovantes et durables de sécurisation des parcours professionnels flexibles ».
Poser les limites
Au commencement, l’étude dirigée par Frédéric Naedenoen s’est penchée sur une définition des indépendants et des freelances, pour cadrer leurs activités. Mais les réalités ont évolué ces dernières années et les frontières deviennent extrêmement poreuses. « On est d’abord parti sur leur manière d’exécuter leur travail, leur autonomie, de les définir en tant que personnes sans lien d’autorité et de subordination classique. Mais on s’est vite rendu compte que ça masquait la réalité : si on se penche sur les chiffres d’Eurostat de ces 20 dernières années, on constate que l’indépendant est de moins en moins autonome et que le salarié l’est de plus en plus. »
On constate que l’indépendant est de moins en moins autonome et que le salarié l’est de plus en plus.
Qui est qui ? Qui fait quoi ?
Ce sont notamment les missions de freelances qui changent la donne. « Il y a de plus en plus de personnes sous statut d’indépendant qui travaillent pour un unique client qui fixe les règles, et pour des tâches qui étaient avant dévolues aux salariés, comme la comptabilité, les formations, le management, … Ces freelances sont alors contraints par les règles du collectif de travail. » Les philosophies d’entreprises jouent d’ailleurs, elles aussi, un rôle important. « Parallèlement à cette évolution des freelances, il y a une tendance à vouloir libérer les salariés en entreprise pour qu’ils puissent de plus en plus décider eux-mêmes de la manière dont ils organisent leur travail, leur rythme, l’ordre des tâches, en suivant une logique d’obligation de résultats, non plus d’obligation de moyens. » Un constat qui a conduit Frédéric Naedenoen et ses équipes à se concentrer aussi sur le contenu des missions et les conditions de travail. « Il faut se demander « Est-ce que j’ai un chef qui dicte le contenu de mon travail ? » et « Est-ce que je suis autonome dans le développement de mes compétences ? » »
Vers un état providence ?
Si les différences entre les formules de travail sont assez floues sur le terrain, elles se ressentent par contre très fort en termes d’aides de l’Etat. Une marginalisation des indépendants qui s’expliquait il y a un siècle, mais qui n’a plus le même sens aujourd’hui. « Notre système s’organise toujours sur les bases établies à une époque où la relation au travail était dichotomique, la distinction entre les statuts était très claire : les indépendants étaient des chefs d’entreprises qui engageaient des salariés. Mais aujourd’hui, notamment avec le nombre de freelances qui augmente et qui sont parfois financièrement dépendants d’un seul client, le système n’est plus au point. L’Etat commence à leur garantir plus de droits, à faire en sorte qu’ils aient accès à certains avantages sociaux comme le droit passerelle, l’accès à des chômages facilité, les congés de paternité, etc. Mais avec des limites imposées par les moyens publics et avec la peur de trop en faire, de ne plus pouvoir gérer les mannes financières. Les politiques doivent trouver le moyen de protéger les gens sans se passer la corde au cou. Alors, oui, il y a des améliorations, on inclut de plus en plus les indépendants dans des mesures de protection, mais leurs avantages et leurs droits sociaux restent beaucoup plus faibles que ceux des salariés. »
Oui, il y a des améliorations, on inclut de plus en plus les indépendants dans des mesures de protection, mais leurs avantages et leurs droits sociaux restent beaucoup plus faibles que ceux des salariés.
Un appel que Frédéric Naedenoen a lancé aux autorités wallonnes en leur transmettant ses derniers rapports. Si l’accueil a été favorable avant les élections, le gouvernement en place aujourd’hui n’a pas encore donné suite. « Je pense qu’ils sont intéressés, mais force est de constater qu’on propose des choses difficiles à adapter en programme politique… »
Le revenu universel
Face à ces constats, Frédéric Naedenoen ose chatouiller une corde sensible. « On devrait tendre vers protection sociale universelle, mais ça pose la question du financement. Du coup, la fédération des indépendants n’en veut pas. D’après l’UCM, le risque fait partie du choix des indépendants et ils ne devraient pas cotiser de manière importante pour gérer les risques des autres. » Pourtant, la pandémie du Covid-19 qui impacte radicalement l’économie mondiale pourrait changer les considérations des uns et des autres, avec des conséquences qui seront lourdes, selon Frédéric Naedenoen. « Les travailleurs flexibles vont être les premiers touchés. Si ce n’est pas déjà fait, les entreprises risquent d’arrêter la plupart des missions freelance et d’intérim, et de redistribuer les responsabilités de leurs salariés dans la mesure de leurs compétences. »
Bien que, à la sortie de la crise, les organisations se tourneront certainement plus facilement vers le freelancing.
Bien que, à la sortie de la crise, les organisations se tourneront certainement plus facilement vers le freelancing. Affaiblies financièrement, elles devront réinventer leur relance en se concentrant sur des missions efficaces et limitées dans le temps. Les freelances spécialisés devraient alors pouvoir prendre un nouveau souffle.