"Exploring the future of work & the freelance economy"
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La professeure Ans De Vos : « Lorsque les freelances sortent de leur domaine d’expertise, ils risquent d’être plus exposés. »

La professeure Ans De Vos mène des études sur les carrières et la façon de les gérer durablement. Depuis 2011, elle les mène dans le cadre de la chaire ‘SD Worx Next Generation Work : Creating Sustainable Careers’. Et bien entendu, les freelances tiennent ici ont un rôle primordial. Quelle est la vision de l’experte en carrière internationale de l’avenir du travail et des perspectives qui s’offrent aux freelances ? L’entrevue risque d’être des plus intéressantes.

« On attend des freelances qu’ils soient maîtres de leur carrière. Mais dans la pratique, il arrive régulièrement qu’ils en tiennent moins bien les rênes qu’on ne pourrait le penser », nous dit d’emblée la professeure. « Où donc se situe le danger ? Les freelances tendent à se spécialiser dans un domaine précis, ce qui entraîne que leurs perspectives de carrière vont avoir tendance à se réduire plutôt que l’inverse. Ce qui à terme pourrait empêcher les freelances de changer d’orientation professionnelle ».

« Les freelances tendent à se spécialiser dans un domaine précis, ce qui entraîne que leurs perspectives de carrière vont avoir tendance à se réduire plutôt que l’inverse. »

Regardez au-delà de votre domaine d’expertise

« Les freelances doivent oser la démarche », annonce Ans De Vos. « Ils doivent avoir une vision d’ensemble afin d’exploiter pleinement leurs capacités. Cela dépasse bien souvent les seules connaissances acquises. Il faut sans cesse entretenir son capital social, et donc ses réseaux sociaux. Il faut faire la distinction entre deux groupes fondamentaux. D’un côté, il y a les réseaux qui vous apportent des clients potentiels. Citons, par exemple, les événement réunissant les membres d’un réseau. Mais plus important encore pour l’employability, il y a les réseaux de développement professionnel. On y retrouvera des personnes qui vous donnent du feedback, avec lesquelles on va parler de formation, et partager des préoccupations sur les risques de l’entrepreneuriat. Des personnes aux opinions convergentes qui peuvent vous faire avancer dans l’entrepreneuriat et avec lesquelles vous pouvez parler carrière. Les travailleurs ont généralement la possibilité d’aborder ces sujets avec un directeur ou des collègues. Les freelances ne bénéficient pas suffisamment de ce type d’input, ou ne songent pas à l’obtenir. Ce sont toutefois des informations essentielles et enrichissantes pour un entrepreneur, un professionnel, et pour vous-même. »

« À l’inverse de votre travail, votre avenir professionnel vous appartient. »

Plus de pression subie au quotidien

Ans De Vos : « On pourrait croire que les freelances sont davantage préoccupés par leur employabilité sur le marché du travail que ne le sont les salariés, alors que ce serait plutôt le contraire. En cause, la forte pression subie au quotidien. Prenons les formations qui peuvent être vu comme un double manque à gagner : ce sont des journées non facturées aux clients, qui de surcroît représentent un coût. Les résultats d’une étude réalisée dans ce cadre en 2018 étaient même quelque peu préoccupants. »

Dans le cadre de ses études sur la gestion durable des carrières, Ans De Vos avait mentionné cet état de fait dans ses conclusions. Et de rappeler que lorsque l’on parle de carrières durables, il faut garder à l’esprit que le développement de votre carrière est affaire personnelle. Il ne suffit pas de vous concentrer sur le présent et de voir votre occupation actuelle ; vous devez en tant que professionnel vous projeter dans le futur.

Votre travail ne vous appartient pas

Ans De Vos : « Savoir évaluer son employabilité sur le marché du travail est primordial pour chaque travailleur, qu’il soit freelance ou salarié. À l’inverse de votre occupation, votre avenir professionnel vous appartient. Vous n’épousez pas votre travail, il appartient à l’organisation pour laquelle vous travaillez. Alors, préoccupez-vous de votre carrière et non de votre job actuel en tant que tel. Souvent, les individus renvoient cette responsabilité au niveau de l’organisation pour laquelle ils opèrent, mais ils risquent de manquer de perspective. On constate que les entreprises ont tendance à investir dans la trajectoire de croissance des responsables de fonctions clés et des talents à haut potentiel, mais restent passives vis-à-vis des autres groupes de travailleurs de l’organisation. Ce qui confirme un risque latent si vous ne dirigez pas votre propre carrière. »

« On constate que les entreprises ont tendance à investir dans la trajectoire de croissance des responsables de fonctions clés et des talents à haut potentiel, mais restent passives vis-à-vis des autres groupes de travailleurs de l’organisation. »

Une structure organisationnelle des années 60

La construction d’une carrière et le marché du travail évoluent. Comment Ans De Vos voit-elle l’évolution du marché du travail dans les années à venir ? « Connaître la façon dont le marché du travail va évoluer demande d’avoir une boule de cristal, ce que je ne possède malheureusement pas. Par contre, on en apprend souvent en regardant dans le rétroviseur. Et on peut observer deux réalités. La première étant la traditionnelle politique de carrière qui remonte aux années 60, époque à laquelle les entreprises utilisaient une structure hiérarchique pyramidale. Une époque où le travailleur restait en place jusqu’à sa pension, et qui avait plus ou moins l’avenir devant lui. On pouvait prédire assez précisément les fluctuations de personnel et lui prévoir un avenir stable. Il fallait investir dans le développement afin de combler certaines grosses lacunes. Soixante années plus tard, ce type de structure subsiste encore. Parfois, la pyramide est moins haute et les couches qui la composent moins nombreuses. Mais si des organisations sont en difficulté, c’est parce que le facteur prévisibilité n’existe plus. Sans oublier les nombreux changements sociaux et économiques, sur lesquels les entreprises ont peu de prise et qui sapent la stabilité de ces structures obsolètes. »

Une aversion pour le risque assez surprenante

Ans De Vos : La seconde réalité, assez surprenante, est l’existence d’un groupe important de personnes qui présentent une quasi-aversion pour la prise de risque. La hiérarchie et l’autorité sont des notions encore bien ancrées en Belgique. Au fil des années, la politique de carrière traditionnelle a parfaitement convenu à bon nombre de travailleurs, et nous subissons cet héritage. Cette politique est à l’origine d’un certain nombre d’acquis que l’on ne peut ignorer : le régime des pensions, la sécurité sociale et les avantages liés à l’ancienneté, pour ne citer que quelques exemples. Ce sont des sujets qui entretiennent l’aversion pour la prise de risque. Ce qui rend l’envie d’effectuer de grandes avancées professionnelles pas du tout évidente. On peut facilement dresser la liste de ce qu’il y a à ‘perdre’, mais on peut difficilement se faire une idée concrète de ce qu’il y a à ‘gagner’. »

Un changement de cap en milieu de carrière

Ou bien, le marché du travail sera-t-il fondamentalement différent d’ici 20 ans ? Ans De Vos : « Cela ne risque probablement pas d’arriver. Depuis près de 20 ans, nous questionnons les jeunes diplômés et nous ne percevons pas de grandes différences dans la façon dont ils envisagent une carrière. Le changement de cap est plus susceptible de se produire en milieu de carrière, lorsque l’on réalisera ‘qu’on ne va plus continuer comme ça pendant 30 ans’. » C’est alors que l’on aura acquis de la maturité, de l’expertise et constitué son réseau. »

Une flexibilité guidée par les coûts

Ans De Vos : « On constate une importante évolution quant aux raisons pour lesquelles les organisations optent pour différentes formes de collaboration. On parle alors classiquement de flexibilité dans la façon de procéder : un noyau fixe qui contient toutes les forces vives de l’entreprise, et une couche flexible où gravitent des freelances et, notamment aussi, des travailleurs temporaires. Je désigne cela par flexibilité quantitative, souvent dépendante des coûts. »

Une flexibilité en interne guidée par une approche axée sur les talents

Ans De Vos : « L’autre vision est celle des collaborations flexibles, basée sur une perspective qualitative. Ici, les freelances sont placés dans des fonctions clés, comme celles de la R&D ou du marketing, qui concernent le cœur de l’organisation. Deux motivations peuvent justifier cela : apporter de l’oxygène de l’extérieur pour briser les schémas de fonctionnement interne révolus ; résoudre la difficulté de dénicher de tels profils en tant que salariés. C’est là toute la différence entre ‘l’approche orientée talents’ et ‘l’approche couche flexible’. »

« Les motivations pour lesquelles les organisations emploient des talents flexibles déterminent généralement la façon dont elles les gèrent. »

L’approche flexible des talents diffère

Ans De Vos : « Les raisons pour lesquelles les organisations emploient des talents flexibles déterminent généralement la façon dont elles les gèrent. Les organisations adoptant une approche classique se concentrent en général essentiellement sur leur noyau d’effectifs fixes, tandis que dans d’autres organisations, on va se trouver en présence de la situation contraire. Le risque alors est de donner aux collaborateurs fixes le sentiment que cela bouge plus dans l’entreprise pour les externes que pour eux. »

Ans De Vos : « Ces différences sont clairement perceptibles, à l’instar d’un groupe grandissant de nouveaux entrepreneurs qui s’engagent et qui considèrent la politique RH comme une alternative. Une évolution que des organisations bien établies peuvent enviées. Elles savent toutefois qu’opérer un changement aussi radical est souvent laborieux, notamment en raison du nombre de négociations sociales qui les attendent ou des contraintes liées à la classification professionnelle.

La crise du Covid-19 a secoué la flexibilité interne

Ans De Vos : « Les organisations optent bien souvent pour une couche flexible de compétences car elles disent ne pas trouver suffisamment de flexibilité en interne. J’espère que les organisations tireront les leçons de la flexibilité, de l’adaptabilité et des compétences dont les collaborateurs ont su faire preuve ces derniers mois. Ils se sont comportés avec agilité, travaillant dans d’autres départements que le leur, accomplissant d’autres tâches ou en mettant volontairement en veilleuse leurs propres tâches. Il faut établir des bilans précis, et surtout, inclure les conclusions dans la politique future. Il n’y a plus lieu de considérer les individus sous l’angle des coûts, mais de leur valeur intrinsèque. C’est le moment de faire preuve d’ingéniosité. La façon de collaborer avec des externes doit être abordée sous le même angle. Le déploiement de talents, qu’ils figurent ou non sur le payroll, demande d’avoir une perspective globale orientée talents. »