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Vers une protection sociale européenne ?

‘Un emploi, c’est un emploi’. C’est apparemment le point de départ de la recommandation européenne sur l’accès à la protection sociale des travailleurs salariés et des indépendants. Le Conseil européen a défini fin de l’année dernière ce qui devrait représenter le minimum dans tous les États membres, et la Commission européenne établira un rapport l’année prochaine sur la réalité du terrain. Pour le professeur Paul Schoukens, c’est une façon de progresser vers a level playing field.

La ‘Recommandation du Conseil du 8 novembre 2019 relative à l’accès des travailleurs salariés et non salariés à la protection sociale’ est-elle une littérature à recommander ?  Pour passer un moment agréable lors d’un dimanche après-midi pluvieux, j’aurais préféré une autre lecture, mais ce texte du Conseil de l’Union européenne – officieusement, le Conseil des ministres de l’Union européenne – concernant notre assurance sociale marque indiscutablement une étape importante pour l’Union européenne. Il revient maintenant à la Commission de se mettre à l’ouvrage.

Une grande réussite

Le professeur Paul Schoukens, associé à la KU Leuven et à la Tilburg University aux Pays-Bas, est un expert en droit de la sécurité sociale, notamment en ce qui concerne le ‘travail atypique’ et la sécurité sociale européenne internationale. Ainsi, lorsque la direction générale des affaires sociales de la Commission européenne s’est mise à la recherche d’un expert pour l’aider à la mise en œuvre de la recommandation, pratiquement tous les chemins l’ont menée à Paul Schoukens.

C’est encore par un après-midi pluvieux que nous frappâmes à sa porte pour tenter d’en savoir plus sur le fameux texte et sur ce qu’il représente pour l’assurance sociale des freelances et de l’ensemble des travailleurs dits atypiques. « C’est bien sûr avant tout une recommandation. Pour les juristes, cela ne représente pas grand-chose, car elle ne donne pas lieu à application », relativise-t-il, tout en soulignant son importance. « Mais il s’agit là d’une grande réussite, car au cours des trente dernières années, rien ne s’est juridiquement passé en Europe dans le domaine de l’harmonisation de la sécurité sociale au sens strict. L’une des conséquences étant que les juristes ont décidé de rediscuter le contenu de la sécurité sociale au niveau européen. »

Une nécessité d’accord

Le contexte actuel, comprenant la flexibilisation du marché du travail, exige une réponse européenne, en particulier au moment où l’Europe se présente sur le marché avec un projet social. Aux Pays-Bas, au Royaume-Uni et en Allemagne, la relation au travail est en train de changer radicalement, avec des autoentrepreneurs, des contrats ‘zéro heure’, etc. « La Commission a convenu – étonnamment elle ne l’avait pas encore fait – qu’il y avait un problème dans le domaine de l’assurance sociale », nous dit le professeur Schoukens.

Mais je ne pense pas que la sécurité sociale soit une compétence européenne ? « Bien sûr, mais l’Union est compétente en matière de concurrence loyale. Et j’insiste : il n’y a pas de marché ouvert si l’on ne prévoit pas en même temps un minimum de sécurité sociale. À moins de chercher des ennuis. Si vous voulez une concurrence loyale, vous avez besoin d’accords sur la sécurité sociale. »

Principe d’égalité

C’est dans ce contexte que les ministres des États membres de l’UE ont apposé leur signature au bas de la recommandation. « Quand j’ai pris connaissance du texte, je ne l’ai pas trouvé mauvais en termes d’approche : il s’agit d’une variante du principe d’égalité, un principe qui figurait déjà dans mon doctorat. Pourquoi travaillons-nous ? Pour engranger un revenu. Et ce revenu doit être protégé contre des risques divers, tels que la maladie, le chômage, le vieillissement… que vous soyez fonctionnaire, salarié ou indépendant », dit Paul Schoukens. « Donc en fin de compte : un emploi, c’est un emploi. Et si les relations au travail changent et que l’on veut maintenir la sécurité sociale, il faut s’adapter aux nouvelles formes de travail, tout en conservant les principes de base. »

La recommandation fait référence à une protection sociale formelle, efficace et adéquate pour les travailleurs salariés et les indépendants. Elle peut ainsi concerner toutes les personnes ayant un emploi. Le terme travailleur comprend également ce que l’UE nomme les ‘travailleurs atypiques’ : les travailleurs à temps partiel, mais également ceux avec un contrat ‘zéro heure’.

Un indépendant n’est pas un salarié

La recommandation ne définit pas clairement les deux groupes que sont les salariés et les indépendants. « Il faudra pourtant s’y atteler à un moment donné, car la recommandation traite différemment les travailleurs indépendants quant à l’accès formel à la protection sociale. Peut-être reviendra-t-on à une définition qui considère les travailleurs indépendants comme tous ceux qui travaillent, mais sans être salarié. L’un des avantages de cette manière de procéder est que lorsque de nouvelles catégories d’indépendants viennent s’ajouter au groupe, elles y sont immédiatement incorporées », explique Paul Schoukens. « Il est toutefois plus difficile de déterminer à quelle catégorie appartient le groupe intermédiaire des indépendants économiquement dépendants – auquel appartiennent de nombreux freelances. Pour l’application du droit social, un certain nombre de pays ont inséré un groupe entre les salariés et les indépendants. Et pour l’application de la recommandation, il n’apparaît pas clairement s’il faut considérer les freelances comme des salariés ou des indépendants. »

Les ateliers auxquels Paul Schoukens participe à la demande de la Commission européenne devront notamment formuler une réponse. « C’est du reste un exercice intéressant, car il n’y a ici rien d’évident. Comment organiser la sécurité sociale pour les indépendants, pour les freelances, pour les travailleurs de plateforme ? Les pays sont aux prises avec ce problème, et l’Europe tient à les soutenir. Par exemple, on ne peut pas appliquer les allocations de chômage classiques aux travailleurs indépendants, car cela risque d’être difficile à faire avaler ».

Une protection sociale adéquate, efficace, formelle et transparente

La garantie d’une protection équitable est traduite dans la recommandation par une protection sociale formelle, efficace, adéquate et transparente, tant pour les salariés que pour les indépendants. Toutefois, cette protection doit le cas échéant être adaptée aux modalités individuelles de travail.

« La protection formelle est atteinte avec l’assurance sociale. Il s’agit de connaître les conditions d’adhésion au système », explique Paul Schoukens.

« Et pour être efficace, une assurance sociale doit permettre à l’assuré qui rencontre des difficultés de bénéficier du système. Prenons la période d’acquisition des droits d’un salarié : elle est souvent au détriment des travailleurs à temps partiel et des travailleurs qui ne peuvent pas réunir suffisamment de jours. »

L’adéquation concerne donc l’équilibre entre le financement et le niveau des prestations sociales. Les deux plateaux de la balance doivent être en équilibre. Paul Schoukens note que, même s’il s’agit d’une recommandation non contraignante, les ministres ne se sont pas aventurés à déterminer une adéquation en chiffrant également le montant des prestations de maladie et des pensions, et celui de la contribution personnelle. « C’est un point très sensible. »

Quant à la transparence, elle demande que le système soit suffisamment simple pour que les salariés et les indépendants puissent le comprendre. L’expert donne l’exemple de l’Estonie, où la tenue d’une comptabilité simplifiée est liée à un système par lequel, pour chaque versement sur un compte professionnel, la banque transfère automatiquement les cotisations de sécurité sociale. Le freelance indépendant n’a donc plus à s’inquiéter de rien.

Obligatoire vs volontaire

« À propos du formel, il existe un autre aspect important et difficile », nous dit Paul Schoukens qui revient sur le premier des quatre critères. « Il est demandé aux pays d’affilier les salariés obligatoirement, mais pour les indépendants, il leur est seulement demandé de les affilier sur base volontaire. Dans le texte d’origine, les indépendants étaient également soumis à l’affiliation obligatoire, sauf pour le risque de chômage. Ce qui pour un certain nombre de pays s’est avéré difficile à appliquer, en ce compris les Pays-Bas. Finalement, l’obligation a été transformée en minimum une protection volontaire. »

Pour Paul Schoukens, l’obligation est bien plus logique du point de vue du droit à la sécurité sociale. D’une part, l’expérience du passé a démontré que l’affiliation non obligatoire a souvent pour effet que ce sont les travailleurs indépendants qui ont le plus besoin de protection sociale qui vont choisir de ne pas s’affilier. D’autre part, une obligation d’affiliation à l’échelle européenne constituerait une étape majeure vers un vrai level playing field. « Bien que je puisse comprendre que les indépendants ne veulent pas être contraints de s’affilier en termes de régime de maladie et de chômage. Pour les travailleurs indépendants, ces deux risques sont difficilement gérables. Il faut apprendre à penser out of the box.  Lorsqu’un avocat indépendant est malade pendant deux semaines, à combien s’élève sa perte de revenu ? Et lorsqu’un freelance se retrouve sans mission pendant un mois, est-il temporairement au chômage ? Comment déterminer le caractère involontaire du chômage auprès des indépendants ? Je comprends que les pays éprouvent quelque difficulté face avec cette problématique et préfèrent uniquement gérer ces risques sur base volontaire. Ce qui semble être possible en pratique. En Belgique, le programme de maternité pour travailleurs indépendants revu récemment, associe revenu de remplacement et aide-ménagère temporaire. En cas d’incapacité temporaire de travail, comme la maladie ou la maternité, les travailleurs indépendants se trouvent plus devant une perte de leur capacité à travailler qu’une perte de revenus. »

Impact

Paul Schoukens nous a dit d’emblée que s’il ne s’agit que d’une recommandation, il ne faut pas pour autant sous-estimer cette étape. Il constate bel et bien qu’il se passe des choses dans le domaine de la protection sociale des travailleurs dits atypiques et des indépendants.

L’impact de cette recommandation ne fera que s’accroître lorsque la Commission européenne commencera à faire rapport, à partir du printemps 2021, sur la hauteur à laquelle les États membres veulent placer la barre, suite au contenu de la recommandation. « Je suis impatient de voir si la Commission va également inclure la protection sociale des salariés et des indépendants au cours du fameux Semestre européen, cette évaluation annuelle qui, jusqu’à présent, a mis un peu trop l’accent sur les aspects financiers et économiques dans la communauté. »

Freelance journalist. Doet van horen, zien en schrijven over o.a. HR en de arbeidsmarkt. Voir tous les articles de Timothy Vermeir